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Sciences et Avenir

 

La Chine réécrit-elle son histoire ?

Entretien croisé avec Anne Cheng, sinologue, titulaire de la chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine, au Collège de France, et Nicolas Idier, historien et sinologue rattaché au Centre de Recherche de l’Extrême-Orient, Paris-Sorbonne.
Ces spécialistes reviennent sur la réécriture de l’histoire qu’opèrent depuis quelques années les autorités de Pékin, pour mieux en comprendre la genèse.

Par Bernadette Arnaud - Publié le 21 octobre 2022

Affiche des

Affiche des "Douze valeurs cardinales du socialisme", parmi lesquelles le terme "wenming", la "civilisation". © Sipa

 

Sciences et Avenir : A chaque discours officiel, à commencer par le Président Xi Jinping, est évoquée une civilisation chinoise qui aurait été ininterrompue depuis 5000 ans.... Est-ce historiquement juste?

Anne Cheng: C’est une formule qui s’est imposée assez récemment dans les années 2000. Jusqu’à présent les datations en Chine se fondaient sur les Mémoires historiques de Sima Qian (145-89), le grand historien de l’époque des Han, qui font commencer la chronologie chinoise attestée à 841 av. J.-C, soit le début de la dynastie des Zhou occidentaux. C’est-à-dire au total trois millénaires. En 1996, le gouvernement chinois a lancé un vaste projet pour déterminer une chronologie fiable des trois premières dynasties de l’antiquité (Xia, Shang et Zhou). En réalité, l’enjeu au cœur de cette surenchère de millénaires était de «tirer au maximum sur la corde», pour faire remonter la civilisation chinoise aussi haut dans l’antiquité que les civilisations égyptienne et mésopotamienne.

Pour quelles raisons?

AC: Après un voyage en Egypte où il s’est aperçu que l’histoire des anciens Egyptiens remontait jusqu’à 2350 av.J.C, le responsable en chef du programme pour établir une chronologie fiable des trois premières dynasties chinoises s’est dit «nous Chinois devrions parvenir aux mêmes résultats» que ces civilisations de la Méditerranée. Il a convaincu le gouvernement chinois de financer «le projet de chronologie des trois premières dynasties» en l’incluant dans le 9e Plan Quinquennal (1996-2000).

Est-ce pour cela que la Chine a lancé un vaste programme archéologique pour justifier l’origine de son histoire dans des temps plus anciens?

AC: En effet, un comité spécial supervisé par l’historien Li Xueqin - à l’époque directeur de l’Institut d’histoire de l‘Académie des sciences sociales de Chine - a recruté 200 savants dans diverses disciplines (histoire, astronomie, archéologie, physique...) pour collaborer, effectuer des datations au carbone 14 et parvenir ainsi à faire remonter le début de la chronologie chinoise à l’année 2070 av. J.C. Ce résultat a été annoncé dans un rapport en novembre 2000. La dynastie Xia qui jusque-là avait toujours été considérée comme une dynastie mythique, s’étend désormais de 2070 à 1600 avant l’ère chrétienne, suivie des Shang de 1600 jusqu’à la conquête des Zhou en 1046. Plus récemment en 2001, le gouvernement chinois a lancé une suite à ce projet des Trois dynasties intitulé: «Exploration des origines de la civilisation chinoise» pour tenter de faire remonter tout cela encore un peu plus loin.

Nicolas Idier: Pendant longtemps, l’unité construite de la civilisation chinoise s’est basée sur ce facteur très fort que leur écriture était apparue vers 1500 av. J.C. Ces nouvelles dates fixées à 2070 av.J.C d’une origine plus ancienne de la Chine font voler en éclat ce qui a été longtemps le principal facteur d’unification de cette civilisation.

Une histoire continue de la Chine depuis 5000 ans est donc un mythe?

AC: Si l’on comprend l’histoire comme la période pour laquelle ont été retrouvés les premiers vestiges d’écriture - sur les carapaces de tortues et sur les os d’ovidés et de bovidés – c’est effectivement inexact. Les inscriptions dites oraculaires, qui sont les ancêtres des écritures chinoises modernes, datent au mieux de la dynastie Shang, il y a environ 3000 à 3500 ans. Nous sommes donc loin de la vulgate officielle des 5000 ans d’histoire continue...

Cette question des origines s’est-elle posée à d’autres moments dans l’histoire de la Chine?

NI: Au XVIIIe siècle, des Jésuites européens ont mené une politique un peu similaire en s’interrogeant sur les plus anciennes civilisations. Certains considéraient que c’était l’Egypte, d’autres la Chine.

AC: Depuis les années 1950, l’archéologie chinoise est une discipline scientifique au service d’un programme politique : il y a un rapport étroit entre archéologie et nationalisme. Il ne s’agit pas d’une exclusivité chinoise car rappelons-nous que l’Allemagne nazie avait agi de même (lire Sciences et Avenir n°724).

Dans votre cours du Collège de France, vous dites que le terme chinois wenming (civilisation) est actuellement omniprésent dans la rhétorique et la propagande officielles du Parti. Pourquoi l’usage de ce mot est-il si important aux yeux des dirigeants?

AC: L’apparition du terme wenming parmi les «12 valeurs cardinales du socialisme*», adoptées depuis le XVIIIe congrès de novembre 2012, est visible partout, que ce soit dans la rue, les restaurants, les écoles, les hôpitaux ou ailleurs. C’est cette récurrence permanente qui m’a intriguée. Après la Révolution culturelle (1966-1976), période pendant laquelle la Chine a détruit tout ce qu’elle pouvait encore détruire de sa vieille culture, le pays met désormais la civilisation en avant comme pour remplacer ce qui a été consciencieusement démoli. Or, ce concept... est une invention japonaise de l’ère Meiji (1868-1912) ! Les Japonais, comme on le sait, ont repris d’anciens termes du vocabulaire antique chinois, qu’ils ont recombinés à leur façon pour traduire les concepts occidentaux tels que la «philosophie», la «religion», ou la «civilisation». Et la Chine a repris ces concepts «clés en main». Wenming s’écrivant en kanji - caractères japonais empruntés au chinois -, personne ne s’est souvenu de l’origine de ce terme. Au point que l’histoire officielle raconte qu’il s’agit d’une expression trouvant son origine dans l’Antiquité chinoise! Ce qui est faux. Dans le contexte antique, cela décrit quelque chose de raffiné et de lumineux, ce qui n’a rien à voir avec la définition européenne du mot civilisation !

La notion de civilisation n’existait-elle pas en Chine auparavant?

AC: La Chine, qui se dit Zhong Hua en chinois, se considère comme «LA» civilisation! Et tout ce qui est en dehors de ce Zhong Hua, ce qui est périphérique, ce sont «les autres»!

Votre cours au Collège de France s’intitule: «la Chine est-elle (encore) une civilisation»? Pourquoi une telle interrogation?

AC: Je pose précisément cette question quelque peu provocatrice parce que le discours officiel chinois se complait à évoquer la grandeur de la civilisation chinoise, tout en essayant de faire oublier toutes les violences du régime maoïste. Que ce soit les évènements de la Révolution culturelle ou ceux de la place Tian’ anmen (1989): ou encore la campagne «anti-droitière» (1950-1960), qui vit périr des milliers de gens dans des camps. Le paradoxe que je dénonce c’est que la Chine se gargarise de son histoire tout en l’effaçant consciencieusement. Elle cultive une amnésie et, au mieux, une mémoire extrêmement sélective. Utiliser constamment la référence au «siècle de l’humiliation», (XIXe - XXe siècle), tout de suite après les évènements de Tian’ anmen dans les années 1990, c’est précisément pour faire oublier ce qui s’y est passé et tout ce qui a précédé. La soudaine résurgence du mot civilisation n’est pas le signe d’une renaissance, mais une tentative pour faire oublier un passé qui ne passe pas. Avec la chute du mur de Berlin (1989) et l’implosion de l’Union soviétique qui a suivi, les autorités chinoises se sont dit que la «perestroïka» russe n’était pas l’exemple à suivre. L’effondrement de l’URSS est une clé de compréhension du tour de vis chinois.

NI: Les Chinois veulent à tout prix créer un récit national montrant l’unité de cette nation, par peur panique des divisions internes! Ce monolithisme - que beaucoup de Chinois acceptent - sert à cimenter le peuple en lui montrant que ce qui se passe dans les démocraties n’est qu’instabilité et désordre. Cela légitimise tous les discours gouvernementaux. Tous les Chinois sont abreuvés, sur les réseaux sociaux, dans les livres ou par les productions audiovisuelles, dessins animés ou séries télé ventant un âge d'or mythologique réécrit en permanence.

 

Des gardes rouges chinois retirent deux antiques lions de pierre

Des gardes rouges chinois retirent deux antiques lions de pierre d'une rue de Pékin, le 25 aout 1966.
Pendant la révolution culturelle, les morts d'ordre étaient: "Détruire la vieille culture". ©AFP

 

Est-ce pour cette raison que tous les lieux patrimoniaux détruits notamment lors de la Révolution culturelle ont été reconstruits à neuf, en ciment?

AC: Comme le disait Simon Leys (1935-2014), au moment de la Révolution culturelle, il ne restait déjà plus grand-chose à détruire. Aujourd’hui, on assiste à une "Disneylandisation" du pays. En même temps que l’on reconstruit des temples en ciment, on réinvente une mythologie. Les nouvelles générations ne connaissant rien d’autre, tout cela passe très bien. Ce qui prime pour les Chinois, en particulier les Han majoritaires, c’est de vivre dans un pays en paix et prospère.

NI: Rappelons que les troupes nationalistes qui ont quitté la Chine continentale en 1949 pour Taïwan ont emporté avec elles d’énormes quantités d’œuvres d’art: des bronzes, des peintures... Leur légitimité politique s’est aussi appuyée sur ce passé. Les rares grands objets d’art chinois qui n’ont pas été détruits se trouvent toujours à Taïwan !

Vous dites qu’il faut décentrer le regard sur la Chine pour comprendre son avenir, en ajoutant «si elle en a un»... Pourquoi ?

AC: La Chine à mon sens est une sorte de paquebot... qui, s’il poursuit sa lancée, fonce droit sur l’iceberg. Cela prendra du temps mais je pense que tous les pays qui se revendiquent comme étant de grandes civilisations et qui n’en sont plus, ne peuvent tenir longtemps. La Chine "tient" grâce à sa prospérité économique, sa puissance militaire et géopolitique. Mais si l’on se projette au-delà de l’écran de fumée que l’on nous sert, nous voyons bien qu’elle perd sa créativité. A force d’empêcher les gens de penser, de les emprisonner dès qu’ils sortent du rang, de les empêcher d’écrire librement, les idées nouvelles et novatrices ne se forgent plus. Le pouvoir devient technocratique, "orwellien", détenant toutes les manettes du pouvoir mais incapable de créer. Comment bâtir une civilisation là-dessus? Aucun pays au monde n’a détruit son patrimoine comme la Chine. Même la Russie stalinienne ne l’a pas fait à pareille échelle.

NI: L’idée est de créer une sorte de "jour sans fin", où tout serait harmonieux. Tout devient mythique. Le passé est un âge d’or, l’avenir, une science-fiction. Reste qu’il existe en Chine des individualités qui sauront ouvrir des brèches le jour venu.

 

Pour en savoir plus:
Lien vers les cours d'Anne Cheng au Collège de France : ici

«La Chine pense-t-elle?», Leçon inaugurale d’Anne Cheng, Edition Collège de France/Fayard, réed.2015, 45p., 10,20€

«Bibliothèque chinoise», collection biligne dirigée par Anne Cheng, Marc Kalinowski Stéphane Feuillas, Les Belles-Lettres, (trente titres parus depuis 2010)

«Nouvelle jeunesse» Nicolas Idier, aux éditions Gallimard, 2016, roman qui aborde directement la question de l'héritage impossible.