Lectures
Au lendemain de cette fête de l’Ascension dont plus personne ne saurait dire au juste ce qu’il s’est passé ce jour-là, je vais au cimetière d’Ars-en-Ré déposer une rose jaune sur la stèle érigée en souvenir de Philippe Sollers. J’emploie évidemment le mot stèle à dessein. L’île de Ré traverse l’œuvre de Sollers, parce qu’elle traverse sa vie. Celui pour qui vivre et écrire ne formaient qu’un seul et unique tout, habite là – ou plutôt Ré – depuis sa naissance, dans la maison familiale du Martray. Sollers écrivait, à la main, noyé dans l’encre bleue et le chant des oiseaux, dans une annexe où il avait aménagé son bureau. C’est d’ici même qu’il m’avait appelé pour m’annoncer qu’il publierait un manuscrit que je lui avais confié et qui serait La musique des pierres, publié dans sa collection L’Infini en 2010. « C’est dans le village d’Ars en Ré que je serai enterré, près du carré des aviateurs anglais, australiens et néo-zélandais, tombés ici pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ils ont 22, 23 ans, ils sont pilotes ou mitrailleurs. Personne n’a réclamé leur corps. Ce voisinage me plaît. » (Un vrai roman) Me voilà donc dans ce petit cimetière, avec mes deux enfants soudain très graves, une rose jaune cueillie le matin-même, presque sauvage, gorgée de soleil, alanguie et qui, immédiatement, dialogue avec la rose du médaillon de marbre. La sépulture est encombrée de couronnes, avec les hommages des plus hautes autorités du pays, ce qui me semble contradictoire avec la méfiance vis-à-vis de la mort et de son décorum qu’avait plus d’une fois exprimée Sollers. Comment leur en vouloir ? D’ici quelques semaines, la tombe sera éclaircie.
Pendant ce temps, Bruno Le Maire s’installe à la troisième place du sondage Ifop-Fiducial des personnalités politiques les plus appréciées des Français, derrière – ce qui laissera certains songeurs – Edouard Philippe et Nicolas Sarkozy. Sans faire de politique, je constate que les Français ne détestent pas tant la littérature qu’on le prétend, avec un personnage digne du Comte de Monte-Cristo qui a dit : « celui seul qui a éprouvé l’extrême infortune est apte à ressentir l’extrême félicité », et un autre qui vient de publier une Fugue américaine. L’art de la fugue, dans les deux cas. Quant au premier, Edouard Philippe, là encore, un grand littéraire, ne l’oublions pas, lui qui a notamment écrit une ode à sa bibliothèque, sobrement intitulée Des hommes qui lisent. Tout en bas du classement, j'aperçois Eric Zemmour, qui n'a cependant jamais lésiné sur le nombre de feuillets à noircir. En 2027, la bataille sera sans doute plus romanesque que les plateaux d’information en continu, qu'il convient de regarder le son coupé pour comprendre le grand cirque du spectacle, semblent le penser. Sollers, encore lui, nous prévient au sujet du ministre de l'Economie et des Finances : « Je crois qu’il est unique. Il ne ressemble absolument en rien de ce qui est en train de se passer dans la dégradation continue de l’animalité politique. Et je trouve stupéfiant qu’il soit toujours là en train de courir en politique alors que son vrai génie est ailleurs comme je l’ai prouvé en publiant ce livre étonnant qui s’appelle Musique absolue. » Les quelques personnes qui ne seraient pas tout à fait amnésiques se rappelleront peut-être que Sollers avait lui-même intitulé Fugues le quatrième tome de sa grande entreprise encyclopédique amorcée avec La Guerre du Goût, puis Eloge de l'infini et Discours Parfait.
https://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1785
Retour à Ré, avec Meng Haoran, qui nous adresse en direct du VIIIème siècle ces quelques vers :
Le sommeil au printemps ignore l’aurore,
Bien que partout s’entende le chant des oiseaux.
Dans la nuit la tempête a soufflé fort,
Sait-on combien de fleurs sont tombées ?
Sait-on combien de fleurs sont tombées ? - est une question d'une profondeur stupéfiante à se poser chaque matin.
21 mai 2023
Pourtant je m'élève
Maya Angelou
G. Marshall Wilson—Ebony Collection/AP
Tu peux me faire passer à l'Histoire
Avec tes mensonges pervers,
Et me traîner dans la poussière,
Mais, comme elle, je me soulèverai.
Mon exubérance t'irrite-t-elle ?
La tristesse te gagne, pourquoi ?
Parce que j'avance comme si j'avais
Des puits de pétrole chez moi.
Tout comme les lunes et les soleils,
Aussi sûre que les marées,
Tel un espoir qui se réveille,
Toujours, je m'élèverai.
Voulais-tu me voir brisée ?
La tête courbée les yeux baissés ?
Mes épaules tombant comme des larmes,
Par mon âme en pleurs, diminuées ?
Est-ce mon dédain qui t'offense ?
Tu peines vraiment à l'accepter ?
Car je ris comme si des mines d'or
Dans mon jardin étaient creusées.
Tire-moi dessus avec tes mots,
Saigne-moi donc avec tes yeux,
Tue-moi avec ta haine, mais
Pourtant, comme l'air, je m'élèverai.
Mon côté sexy te dérange ?
Et pour toi, est-ce une surprise
Que je danse comme si des diamants
Nichaient au croisement de mes cuisses ?
Des taudis honteux de l'Histoire
Je m'élève
D'un passé pétri de souffrance
Je m'élève
Tel un océan noir, bondissant et immense,
Débordant, grossissant, je porte la marée.
Abandonnant les nuits de terreur et d'effroi
Je me lève
Dans une aurore à l'éclat merveilleux
Je m'élève
Apportant les cadeaux offerts par mes aïeux,
Je suis le rêve et l'espoir de l'esclave.
Je me lève
Je me soulève
Je m'élève.
Nicolas Idier
Pour Flora Blanchon (1943-2012)
La Chine contemporaine a avancé par grandes dates, manifestations régulières d’un souci de rupture – de quoi s’interroger sur la prétendue stabilité chinoise, qui fait encore aujourd’hui partie du discours officiel, convenablement relayé par de nombreux auteurs d’ouvrages sur ce pays. En deux temps, se joue le paradoxe de la modernité chinoise, dès ses premières avancées. Le premier temps s’élonge du 11 juin au 21 septembre 1898 : c’est la Réforme des Cent Jours, menée par Kang Youwei et mille trois-cents lettrés qui soumettent à l’Empereur un mémoire demandant la réforme du système politique par l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Kang Youwei (1858-1927) tente avec ardeur de puiser dans l’héritage des Classiques, qu’il redouble d’une forme de messianisme religieux, et fait de la tradition l’horizon de la modernité à laquelle il aspire. La figure de Confucius est la clef de voute de son système. Tout au long du xxe siècle et jusqu’à aujourd’hui où il a donné son nom au soft-power à la chinoise avec la floraison internationale d’instituts éponymes. Le Maître apparaît comme la figure de proue de la tradition, tantôt à déboulonner pour faire avancer plus vite le vaisseau, tantôt à redorer, pour en augmenter les fastes. Le deuxième temps est celui, inlassablement rappelé par l’historiographie chinoise et occidentale, du 4 mai 1919. Mouvement d’étudiants indignés par les clauses du traité de Versailles (où l’on constate aussi à quel point la Grande Guerre fut mondiale, jusqu’en ses résolutions) qui octroient au Japon d’anciennes possessions allemandes en Chine, il est également l’occasion d’une intense effervescence intellectuelle. Aux cris de « À bas la boutique de Confucius ! », slogan qui sera repris pendant la Révolution culturelle, il manifeste la tension douloureuse de la Chine moderne envers sa culture classique.1Pierre Ryckmans, La Vie et l’œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre, et fou, 1814-1849 ?, deux volumes, (traduction anglaise par Angharad Pimpaneau titrée The Life and Work of Su Renshan: Rebel, Painter, and Madman, 1814-1849?), Centre de publication de l’U.E.R. Extrême-Orient Asie du Sud-Est de l’Université de Paris, 1970.
Nicolas Idier
“The quality of the infinite is not the magnitude of extension, it is in the advaitam, the mystery of Unity. Facts occupy endless time and space; but the truth comprehending them all has no dimension; it is One. Wherever our heart touches the One, in the small or the big, it finds the touch of the infinite.” (Rabindranath Tagore, “The Poet’s Religion”, in Creative Unity, 1922).
The idea of raising the question of Kang Youwei’s cosmopolitanism and, more specifically, his Indian experience of it, emerged when I informed Professor Anne Cheng of an upcoming trip to China at the invitation of Qingdao Municipality and its cultural association (青岛市文学艺术界联合会), on the occasion of a symposium about Kang Youwei and calligraphy. I was on my way back to France after four years in China and four more years in India.1The author expresses his gratitude to Sindhuja Veeraragavan for having revised the English version of this article. The question of cosmopolitanism is a delicate one in my view, especially in the context of intellectual geopolitics.
Nicolas Idier - 22 avril 2022
Alors que le Salon du livre de Paris qui se tient de ce vendredi jusqu’à dimanche au Grand Palais, place l’Inde à l’honneur cette année, un projet nationaliste initié par Narendra Modi vient mettre à l’épreuve ses écrivains.
«L’esprit humain est toujours en marche, ou si, l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui», affirmait Victor Hugo, qui savait que la langue s’inscrit au cœur de tout projet politique, pour la seule raison qu’une idée ne s’exprime pas de la même manière en fonction de la langue employée et qu’en politique, l’idée, c’est une action en gestation.
Cette question de la langue se pose aujourd’hui dans un pays mis à rude épreuve par la politique mais dont l’éloignement de la France permet de conserver une image colorée et folklorique, malgré les enjeux majeurs – y compris en termes de politique étrangère – qui s’y jouent : l’Inde.