Dans la tanière du tigre

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Festival Racines de ciel

Nicolas Idier, de la Chine politique à l’Inde religieuse, ou l’inverse…

Invité du Festival Racines de ciel qui se tient du 22 au 26 juin 2022 à Ajaccio qui avait pour thème la rupture, l’écrivain Nicolas Idier raconte celle qui l’a conduit à l’écriture de son dernier roman entre Chine et Inde, Dans la tanière du tigre.

Par Marie Chaudey - Publié le 27/06/2022

racines de ciel

L'écrivain Nicolas Idier avec l'écrivaine Marianne Vic et la journaliste Sandra Alfonsi
au festival Racines du ciel. • GÉRARD QUILÈS POUR RACINES DE CIEL

 

Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’art chinois, le romancier Nicolas Idier a étudié aux Langues O et à la Sorbonne. Spécialiste des cultures asiatiques, recruté par le Quai d’Orsay, il a vécu quelques années à Pékin puis quatre ans en Inde.

La première rupture est celle du départ : quand on est un jeune homme bien élevé à la voie toute tracée, pourquoi partir?

Le désir d’ailleurs, celui de s’affranchir des modèles et des chemins tracés pour vous, de se rebeller contre ce qui est écrit à l’avance, est propre à la jeunesse. Il s’agit avant tout de se dépayser. Bien des écrivains avant moi ont exprimé leur désir d’ailleurs par un désir d’Orient, car cela fait partie de la tradition culturelle française.

Dès l’âge de 15 ans, j’ai eu la chance extraordinaire de partir en Australie lors d’un échange scolaire. Cette expérience m’a permis deux découvertes fondamentales. D’abord, le décalage horaire : le voyage n’est pas simplement une distance géographique à parcourir mais une conquête du temps, un changement des horloges qui vous fait vivre la nuit alors que ce devrait être le jour. Ces quelques heures gagnées ou perdues donnent le sentiment inouï de s’affranchir.

Et j’ai aussi fait une découverte qui ne m’a jamais quittée, celle de l’Asie-Pacifique. Je me suis mis à apprendre le chinois et il se trouve que le lieu en Australie où je résidais, près de Melbourne, était voisin de celui où vivait un écrivain, qui a par la suite énormément compté pour moi et sur lequel j’ai fait ma thèse : Simon Leys, d’origine belge, le plus grand intellectuel occidental à avoir dénoncé les horreurs du maoïsme.

Mais vous venez aussi d’une lignée marquée par l’Orient…

Dans l’immédiat après-guerre, mon grand-père était parti en Indochine, il avait visité les temples d’Angkor Vat, il avait fait une incursion à Hong Kong - de très belles photos témoignaient de ses voyages en Asie. Ma mère, elle, est née au Vietnam, à Haïphong, et a grandi au bord de la baie d’Along. Durant mon enfance, j’ai vécu entouré de livres, de photos et d’objets d’art ramenés d’Extrême-Orient. C’est donc l’histoire assez commune d’une lignée française. La France a toujours eu un lien fort avec l’Extrême Orient : pas seulement colonial et politique, mais aussi culturel que j’ai également ressenti de manière personnelle.

En quoi la mort de votre père, que vous évoquez juste en quelques mots dans votre livre, a-t-elle été décisive ?

Il y a des moments dans la vie où les choses se figent et où l’on désire le mouvement. Face à la maladie et à la mort, j’ai eu encore plus envie de partir - mon père a été victime d’une rupture d’anévrisme et n’a plus pu parler pendant quelques mois. Sa mort a été un cataclysme brutal.

Je n’ai alors plus ressenti aucune limite avec le voyage, qui était auparavant intellectualisé avant tout : cette fois, j’ai eu un besoin quasi organique d’aller le plus loin possible. Mais les naissances ont aussi ponctué cette aventure au long cours, puisque j’ai un fils qui est né à Pékin. Et ma fille est née en Inde, un moment de bascule dans ma compréhension du pays, auquel j’ai finira me sentir très intimement relié.

Vous passez de la Chine à l’Inde, de la passion pour l’une à la sensation d’étrangeté envers l’autre : quelle genre de rupture avez-vous vécu entre les deux pays ?

En Chine, je pratiquais la langue, et j’avais une connaissance académique et lettrée assez forte déjà. Donc je n’ai pas vécu de rupture en arrivant à Pékin. À Delhi, en revanche, je me sentais étranger. Je restais en surface avec mon anglais. Mais il y a pourtant des liens entre les deux pays. Le bouddhisme est né en Inde et a essaimé ensuite en Chine. De très grands voyageurs chinois ont visité l’Inde. L’un des plus grands romans chinois, du 16ème siècle, s’intitule d’ailleurs la Pérégrination vers l’Ouest.

J’avais envie de faire ce trajet aussi, de partir au-delà de la montagne. Avec la conviction que cette étape compléterait mon expérience de l’Asie. Mais quand je débarque à Delhi, je suis submergé par le chaos ambiant et la violence. Si la Chine est un régime autoritaire, la violence sociale ne s’y exprime pas de manière aussi directe qu’en Inde. Je suis arrivé à un moment où le pays qu’on nous présente comme la plus grande démocratie du monde a placé à sa tête Narendra Modi, dont l’un des surnoms est tout de même le « boucher du Gujarat » - il a à son actif un certain nombre d’actes de violence tout à fait assumés. Et voir des enfants mourir dans le caniveau est un choc insoutenable. J’ai eu un moment de désorientation : je m’attendais à rester dans un Extrême-Orient aimé, étudié, et maîtrisé. Et je me retrouve dans un pays au centre d’une étrange triangulation : on y parle anglais comme en Occident, héritage colonial. On a la présence de la civilisation arabo-musulmane, surtout forte dans le nord, avec ses nombreuses mosquées. Et puis il y a l’hindouisme, qui est une religion extrêmement complexe, où certains dieux sont aussi violents et guerriers.

Imaginer la Chine « politique » et l’Inde « religieuse », est-ce des clichés ?

En fait, je me suis rendu compte que c’est l’inverse… En Chine, la politique est devenue une forme de religion, elle est mythifiée, forte d’un culte de la personnalité très poussé. Et en Inde, la religion est un instrument politique extraordinaire. L’hindouisme, cette religion très dense, aux textes philosophiques d’une fabuleuse profondeur, est utilisé aujourd’hui comme une redoutable arme politique.

L’histoire de l’Inde est désormais manipulée à haute dose, tout comme la pensée, tout comme les humains, et même les relations internationales… Le pays est en train de changer - et pas de vivre de simples ajustements - sous l’effet de deux facteurs puissants : l’ultralibéralisme économique et l’ultranationaliste, ce qui implique beaucoup de violence contre l’environnement et les hommes. Les musulmans sont devenus une cible. Mais les Églises chrétiennes, et en particulier catholiques, sont aussi victimes de violences de la part des extrémistes hindouistes.

La figure centrale de votre roman est l’écrivaine engagée Arundhati Roy. Comment avez-vous bâti votre récit autour d’elle ?

Elle est le souffle secret derrière mon livre. La matière première, c’est les vingt heures d’enregistrement de nos rencontres. J’ai voulu faire un « roman documentaire », en me situant aussi par rapport à elle. Son pays me traversait, mais la clairvoyance de son analyse m’a aidé à ne pas le caricaturer. Arundhati Roy m’a permis d’aimer l’Inde dans son chaos et avec ses défauts. Elle-même est un personnage de rupture. Et sa première rupture, elle l’a choisie à 17 ans quand elle a quitté son Kérala natal, au sud, pour traverser le pays en bus et gagner Delhi. Elle a fui les injonctions faites aux femmes - organiser un bon mariage, avoir des enfants -pour gagner sa liberté. Et une fois qu’elle a écrit son premier roman, le Dieu des petits riens - succès mondial, elle va mettre vingt ans à écrire le deuxième. Car entre-temps, elle a dédié sa vie au combat pour la défense des droits des plus démunis, tout à la fois contre le néolibéralisme et le nationalisme mortifère.

Elle est mobilisée y compris contre les injustices traditionnelles de la société indienne, dont la première est le système des castes. Et elle n’hésite pas à rappeler avec beaucoup d’intelligence que Gandhi, la grande figure de l’Inde moderne, s’est accommodé de ce système inique. C’est une forme de rupture intellectuelle, un pas qu’elle n’a pas hésité à franchir. Elle ne connaît pas la peur… Elle montre qu’on peut être précis, juste, engagé, opiniâtre, indomptable, tout en dégageant une bonté tout alentour.

Pouvez-vous expliquer le titre de votre livre, Dans la tanière du tigre ?

Il vient d’un proverbe chinois cité par Henri Bauchau au cœur de son ouvrage La Chine intérieure : « si je n’entre pas dans la tanière du tigre, comment connaître ses petits ? » Sans Arundhati Roy, je n’aurais pas eu la force d’entrer dans la tanière du tigre.

Mon livre est un acte de reconnaissance et de solidarité envers cette grande figure mais aussi d’autres plus humbles, tel Prem, exilé népalais qui a travaillé avec moi comme chauffeur. Tous m’ont permis de garder les yeux ouverts, alors qu’on peut être tenté de vivre l’Inde sous haute protection et avec des oeillères…

À ma modeste manière, j’ai participé à porter les injustices à la vue et à la connaissance de tous. Arundhati Roy le fait sans relâche, dans un pays où le dirigeant en place a pour but d’invisibiliser et de rendre muet…

Marie Chaudey