Dans la tanière du tigre

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Asialyst

Dans la tanière du tigre de Nicolas Idier, entre l'Inde et la Chine

Par Lou Lee Po Lou Lee Po - Publié 25 Mars 2022

 

Tigres

(Source : Hotcore)

 

Dans les rues étouffantes de Delhi, Ahmedabad et Bombay, dans les villages reculés du Bengale ou dans le désert du Thar, le dernier livre de Nicolas Idier, Dans la tanière du Tigre, poursuit une série d’énigmes: qu’est-ce qui pousse un jeune homme bien élevé à partir toujours plus loin de là où il est né, toujours plus avant dans la tanière du tigre? Pourquoi entraîner sa famille dans une aventure dont on ignore l’issue? Comment vivre dans la violence assourdissante du monde, et continuer d’aimer? De son amitié nouée avec l’écrivaine et militante Arundhati Roy naissent des dialogues à bâtons rompus, des rencontres intenses avec la jeunesse engagée d’un pays, des souvenirs d’une autre jeunesse, brûlante et insomniaque, dans les nuits de Pékin.

 

Une histoire de courage

Nicolas Idier a nommé son dernier ouvrage en s’inspirant d’un proverbe chinois : « 不入虎穴,焉得虎子 » (bù rù hǔxué, yān dé hǔzǐ).

1. 不 (bù) : ne… pas ; non.
2. 入 (rù) : entrer ; adhérer ; entrée.
3. 虎穴 (hǔxué) : repaire du tigre ; lieu dangereux.
4. 焉 (yān) : (employé à la fin d’une phrase) ; comment; seulement; ici; cela.
5. 得 (dé/de/děi) : acquérir ; gagner ; être prêt.
6. 虎子 (hǔzǐ) : petit tigre ; jeune homme courageux.

Littéralement, ce proverbe chinois se traduit ainsi : « Sans entrer dans la tanière du tigre, comment attraper ses petits ? » Autrement dit, sans affronter le danger, aucune victoire n’est possible.

Le récit à l’origine de ce proverbe est d’abord une histoire de courage. Tirée de la Biographie de Ban Chao à la fin de la dynastie Han (《后汉书·班超传》), l’histoire raconte qu’à la période des Han orientaux, l’empereur Han Ming envoya Ban Chao avec trente-six soldats valeureux tisser des relations avec un État voisin, le pays de Shanshan. Au début, le roi de Shanshan était très poli. Puis lorsque les Huns envoyèrent un émissaire auprès du roi de Shanshan pour lui dire pis que pendre de l’empereur, le roi changea complètement d’attitude envers Ban Chao et ses hommes. Ceux-ci se dirent que si le roi de Shanshan les livrait aux Huns, bien plus nombreux qu’eux, ils n’en ressortiraient jamais vivants. Ils prirent donc la décision « d’entrer dans la tanière du tigre pour en capturer les petits », en attaquant la délégation des Huns de nuit, à la lueur des torches, pour qu’ils soient pris par surprise et ne se doutent pas de leur infériorité numérique. Cette bataille leur valut à la fois la victoire et le respect du roi de Shanshan, qui accepta de prêter allégeance à l’empire Han.
En donnant ce titre à son dernier livre, Nicolas Idier fait écho au poète et psychanalyste Henry Bauchau, inspiré par ce proverbe chinois dans son œuvre. Pour lui, le tigre est une représentation de l’inconscient, qu’il a appris à décrypter. L’image évoquée par Nicolas Idier se veut pourtant plus douce : il ne s’agit pas de capturer le tigre, mais d’en connaître les petits.

Les maisons ont toujours joué un rôle crucial dans cette vie d’errance que je me suis choisie, écrit Nicolas Idier. Sur le point de bascule, elles deviennent un élément du voyage, à la manière d’une caravane. Elle transforme le voyage en la vie. Tant qu’il n’y a pas de maison, l’Inde ne peut être mon pays. Et pourtant, elle doit l’être. C’est à cette condition, et à elle seule, que je pourrai entrer dans la tanière du tigre. Sinon, comment connaitre ses petits? – comme l’écrivait Henry Bauchau.

 

Nicolas Idier

 

Dans la tanière du tigre nous invite à une immersion dans l’Inde vivante, sans concession, dans ce qu’elle a de plus flamboyant et de plus sombre, sans se dérober devant ce qu’il appelle «la chambre des horreurs» du système des castes ni devant les atrocités commises par le régime nationaliste hindou à l’égard de la minorité musulmane, dont il livre un témoignage d’une extrême violence. Cette plongée dans l’Inde contemporaine s’accompagne d’un retour de l’auteur sur son propre parcours, l’autre versant du portrait en creux qu’il dresse de son amie, la grande écrivaine et intellectuelle militante Arundhati Roy, qui est au cœur du livre. La matière de ce récit puise sa source à la fois dans l’expérience de Nicolas Idier et dans les enregistrements de ses conversations avec celle qu’il appelle simplement par son prénom, Arundhati, et dont il prononce à voix haute, tel un mantra, le nom du village d’enfance, «Ayemenem – comme s’il s’agissait d’une formule magique».
Nicolas Idier est alors attaché culturel chargé du livre et du débat d’idées à Delhi, après quatre ans passés au même poste à Pékin, dont il a tiré son précédent roman Nouvelle jeunesse (Gallimard, 2016). Il a la chance de rencontrer cette grande figure altermondialiste et de nouer une complicité rare avec elle qui «d’ordinaire, se tient à bonne distance des ambassades». Ces échanges et les réflexions qui en découlent nourrissent le livre, et offrent aux lecteurs, par petites touches, des analyses sur la liberté, l’amour, l’humain, l’écologie, la politique, le bien, le mal, le féminisme, la religion, l’écriture, le voyage et ce qui pousse à partir toujours plus loin. Le tout servi par un regard non complaisant et une plume acérée, où le sens de la formule sert le propos et scande la lecture.
Le livre fourmille également de références à la Chine, son grand amour. Sinologue, féru de littérature, celui qui se décrit comme un «Oriental contrarié» revient sur les origines indochinoises de sa famille. Et de décrire son premier appel du large à l’âge de 15 ans: l’Australie, à proximité immédiate du grand sinologue Simon Leys qui enseignait alors à l’université de Sydney, et auquel Nicolas Idier consacrera sa thèse. L’auteur tisse des passerelles entre l’Inde et la Chine, ces deux géants asiatiques que d’aucuns opposent communément. Nicolas Idier, lui, préfère explorer les figures d’intellectuels qui ont fait le chemin de l’un vers l’autre. Côté chinois, le moine Xuanzang, qui fit le voyage d’Inde pour introduire le bouddhisme en Chine au VIIème siècle, et qui inspira le classique de littérature chinoise, La pérégrination vers l’Ouest. Côté indien, Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature en 1913, qui visita la Chine deux fois au début du XXème siècle.

« Penser avec le cœur »

Dans la tanière du tigre est avant tout un hymne au courage. L’auteur, inspiré par Arundhati Roy, nous invite avec elle à «revendiquer le déraisonnable». Et pour celle qui place «l’amour au-dessus du ressentiment, de la peur et du découragement dans ce monde abrupt», le courage est avant tout une histoire de cœur.

En écoutant Arundhati […] je réalise que moi aussi je suis un tacticien, ambitieux, respectueux du pouvoir – et que la seule manière de m’affranchir est de cesser d’être mesuré, poli, un type bien et gentil dont on ne sait pas exactement ce qu’il veut. À moi aussi de penser avec le cœur.

Des mots qui résonnent avec d’autant plus d’actualité aujourd’hui où l’Occident semble «empêtré dans l’arthrose des bonnes manières» et devrait trouver le courage, à l’image de l’auteur, «d’avancer dans les flammes».
Par Lou Lee Po