Dans la tanière du tigre

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Etudes n°418Chine : vision(s) de la tradition

Nicolas Idier

 

Pour Flora Blanchon (1943-2012)

La Chine contemporaine a avancé par grandes dates, manifestations régulières d’un souci de rupture – de quoi s’interroger sur la prétendue stabilité chinoise, qui fait encore aujourd’hui partie du discours officiel, convenablement relayé par de nombreux auteurs d’ouvrages sur ce pays. En deux temps, se joue le paradoxe de la modernité chinoise, dès ses premières avancées. Le premier temps s’élonge du 11 juin au 21 septembre 1898 : c’est la Réforme des Cent Jours, menée par Kang Youwei et mille trois-cents lettrés qui soumettent à l’Empereur un mémoire demandant la réforme du système politique par l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Kang Youwei (1858-1927) tente avec ardeur de puiser dans l’héritage des Classiques, qu’il redouble d’une forme de messianisme religieux, et fait de la tradition l’horizon de la modernité à laquelle il aspire. La figure de Confucius est la clef de voute de son système. Tout au long du xxe siècle et jusqu’à aujourd’hui où il a donné son nom au soft-power à la chinoise avec la floraison internationale d’instituts éponymes. Le Maître apparaît comme la figure de proue de la tradition, tantôt à déboulonner pour faire avancer plus vite le vaisseau, tantôt à redorer, pour en augmenter les fastes. Le deuxième temps est celui, inlassablement rappelé par l’historiographie chinoise et occidentale, du 4 mai 1919. Mouvement d’étudiants indignés par les clauses du traité de Versailles (où l’on constate aussi à quel point la Grande Guerre fut mondiale, jusqu’en ses résolutions) qui octroient au Japon d’anciennes possessions allemandes en Chine, il est également l’occasion d’une intense effervescence intellectuelle. Aux cris de « À bas la boutique de Confucius ! », slogan qui sera repris pendant la Révolution culturelle, il manifeste la tension douloureuse de la Chine moderne envers sa culture classique.1Pierre Ryckmans, La Vie et l’œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre, et fou, 1814-1849 ?, deux volumes, (traduction anglaise par Angharad Pimpaneau titrée The Life and Work of Su Renshan: Rebel, Painter, and Madman, 1814-1849?), Centre de publication de l’U.E.R. Extrême-Orient Asie du Sud-Est de l’Université de Paris, 1970.

Considérant la tradition comme une des formes multiples que prend le rapport que nous entretenons avec le passé, ce que nous en avons hérité et les dispositifs que nous mettons en place pour entretenir ce passé afin de le maintenir au présent, étant animés de la conviction, conviction d’une telle intensité et d’un tel manque de rationalité qu’elle confine à la croyance, que ce passé mérite d’être prolongé, voire renouvelé, la Chine d’aujourd’hui offre ainsi un vrai modèle d’étude. En effet, si tous les pays et toutes les cultures se définissent par rapport à une histoire peu à peu concaténée en «tradition» destinée à contribuer à la définition de leur identité, rares sont ceux qui peuvent tout à la fois prétendre à une histoire culturelle dont on fait volontiers remonter l’horloge au troisième millénaire avant notre ère, et avoir construit leur modernité actuelle en rupture avec la notion même de tradition. Ce texte vise à soulever le paradoxe, en examiner les nuances, mais également à entrevoir des voies d’éclaircissement. Libres à nous de réfléchir ensuite à notre rapport à l’égard de notre propre tradition judéo-chrétienne car, sans verser dans la rhétorique du « détour par la Chine », il n’est pas difficile de constater que la question du rapport à la tradition est une question universellement partagée par l’ensemble des sociétés humaines, puisqu’il s’agit tout simplement du rapport à l’Histoire – à entendre dans son sens de passé – de toute culture et de l’actualité de ce passé.

Sur un plan plus vaste, on peut d’ailleurs dire que cette conscience de l’Histoire et ce culte de l’Antiquité qui caractérisent la mentalité chinoise, ne visent essentiellement que des valeurs spirituelles d’une permanence abstraite. Quant aux incarnations matérielles du passé (monuments d’architectures, œuvres d’art, etc.), on ne voit en elles au fond que des expressions transitoires et relatives de ces valeurs; et l’on considère que leur préservation ou leur destruction ne saurait avoir d’incidences majeures sur le destin de la culture. Aussi la Chine – compte tenu de la richesse et de l’antiquité de sa civilisation – est-elle étonnamment pauvre en ce qui regarde les témoins matériels de son passé, et les bouleversements successifs de son histoire ne sauraient à eux seuls rendre compte de ce dénuement. Dans cette attitude de négligence à l’égard des œuvres, entre aussi pour une part la robuste confiance que la Chine a toujours eue en ses inépuisables ressources de métamorphose et de création. La manie conservatrice – cette mortelle vitrinification du Musée – (qui atteint aujourd’hui en Occident des proportions pathologiques), ne se développe qu’au moment où une civilisation devient consciente de son impuissance à inventer le présent.

L’auteur de ces lignes, Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, a tiré sa grande capacité d’analyse du système politique chinois ainsi qu’un regard aiguisé sur notre époque, d’une qualité qui n’est pas si fréquente : tenir les yeux grands ouverts. « Tout doit partir de l’œil », répétait aussi Flora Blanchon, historienne de l’art passionnée, fondatrice du Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-Sorbonne, à qui cet article est dédié. La Chine d’aujourd’hui, tout comme celle d’hier, doit être vue pour être comprise, et ce qui n’est pas visible est généralement lisible. Visibilité et lisibilité se complètent pour aborder la question, difficile et actuelle, de la tradition, ce que souligne avec force l’un des derniers ouvrages édités par Flora Blanchon, Le Nouvel âge de Confucius2Flora Blanchon (dir.), Le Nouvel âge de Confucius, Paris, PUPS, 2007. où l’on s’informe de ceci, qui n’est pas anodin:

Le temple de Confucius, la maison et la nécropole de la famille de Confucius viennent d’être inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco. La ville, classée « Ville historique de Chine », est appelée à devenir un centre de pèlerinage et ses responsables se sont pragmatiquement intéressés de près à l’expérience de Saint-Jacques-de-Compostelle.

Mis en parallèle avec la citation précédente, serait-ce que la Chine, entrée dans une phase de « mortelle vitrinification du Musée », est devenue consciente de son impuissance à inventer le présent ?

La monumentale absence du passé3Pierre Ryckmans, The Chinese Attitude towards the Past, The Australian National University, Canberra, 1986 ; le texte de cette conférence est repris dans Les Essais sur la Chine, L’humeur, l’honneur, l’horreur, p. 739-756.

Dans les années 1980, quiconque voyageait en Chine ne pouvait que se rendre à cette étrange évidence : où donc était passé le passé ? Plus de monuments historiques, ou très peu, murailles des villes détruites, temples encore fermés. Cependant, les quartiers anciens des grandes villes existaient encore, comme les hutong de Pékin. Depuis, ils ont connu des vagues de destruction, au profit d’infrastructures nouvelles, comme ces lignes de métro dont Pékin s’est étoilé en quelques dizaines de mois à l’approche des Jeux olympiques de 2008, des nouvelles voies urbaines comme à Shanghai pour l’Exposition universelle de 2010. Depuis, l’effort de modernisation urbaine n’a pas décéléré. Les urbanistes s’interrogent en permanence sur l’avenir de leurs villes, mais la spéculation immobilière prime encore sur les normes du bien-vivre, pourtant hissées au rang de slogan : better city, better life.4Devise de l’Exposition universelle de Shanghai, 2010. La protection du patrimoine, qui n’est bien sûr pas absente de Chine, a longtemps semblé réservée aux petites villes, considérées comme des points de jonction entre les campagnes et les métropoles, dont certaines ont été totalement muséifiées, comme Suzhou, bêtement appelée « la Venise de Chine » parce qu’il y a des canaux, Lijiang, Dali et d’autres villes du Sud de la Chine, mais aussi, plus près de Pékin, ces « villages historiques » où affluent les voyages d’entreprise par autocars entiers. Dans d’autres villes, en revanche, la tradition n’est entretenue que par d’étranges expédients, cadeaux souvenirs d’aéroports, images en trois dimensions à l’effigie de Confucius, de Laozi ou du Bouddha, et, pour tout dire, une sorte de volonté ratée de se trouver des racines culturelles. La modernité serait-elle l’ennemie du passé ?

La question est relativement simple, mais ses enjeux sont majeurs : il s’agit de s’interroger sur le phénomène parallèle de préservation de l’héritage spirituel, mental, et de destruction matérielle. Il est dès lors évident pour l’historien, et l’historien de l’art à plus forte raison, lui qui peut difficilement travailler privé de la présence physique du passé incarné dans des œuvres palpables, que cette question est fondamentale. Cependant, le lisible ne semble pas, en Chine, se conjuguer en visible. Il s’y substituerait même, d’une certaine manière. Ainsi, l’idée même du patrimoine n’est pas la même que celle qui a été développée en Europe : la recension écrite des bâtiments, dans les monographies locales qui sont une tradition historiographique chinoise, a longtemps remplacé la préservation de ces mêmes bâtiments. Il est néanmoins certain que le développement du tourisme international et national, et les divers profits qu’il rapporte, a changé la situation et que la rénovation massive, ainsi que l’inscription sur des listes de protection, comme ce fut très tôt le cas pour Shanghai, et comme c’est désormais le cas pour Pékin et d’autres villes de Chine, comme Canton, Tianjin et, de manière symptomatique, des villes qui disposent encore d’un patrimoine hérité de la présence occidentale au xixe siècle et au début du xxe siècle, en est l’un des témoignages visibles, qui s’offrent à l’observation des habitants, des touristes et des chercheurs.

Autre phénomène visible de la permanence du passé : son omniprésence dans certains détails, notamment de la vie quotidienne, à commencer bien sûr par l’écriture chinoise. Les tentatives, sinon les tentations, de latinisation de la langue chinoise ont fait long feu et il n’en reste plus rien de sérieux. Menacée un temps par l’usage de la machine à écrire, qui s’accommodait mal d’un clavier de trois mille caractères usuels, malgré les inventions courageuses de certains intellectuels chinois désireux de concilier tradition et innovation, comme par exemple le polygraphe Lin Yutang (1895-1976), l’écriture chinoise a pris le tournant informatique avec brio. Les logiciels d’écriture, qui utilisent la transcription phonétique pinyin mais peuvent également procéder à une reconnaissance du caractère tracé au doigt sur le trackpad de l’ordinateur ou sur l’écran du smartphone, sont aujourd’hui utilisés par des millions de personnes, et la majorité des pages de l’Internet mondial sont en chinois. Pourtant, pour quiconque s’intéresse un peu à la culture chinoise, ces caractères d’écriture renvoient à la Chine classique. Quand bien même ont-ils été simplifiés, avec aujourd’hui des typographies informatisées, ces caractères véhiculent une tradition écrite, graphique et visible. D’une manière d’autant plus évidente que la graphie utilisée imite le pinceau de la calligraphie, comme c’est le cas de nombreuses enseignes de publicité, de restaurants, de titres de journaux que l’on aperçoit dans les kiosques et de bien d’autres objets de consommation. La photographie d’une rue chinoise, même des plus modernes, montre l’omniprésence de cette écriture dont l’invention remonte au premier millénaire avant notre ère, la rationalisation aux premiers temps de l’Empire, la personnalisation graphique, enfin, qui ne l’a plus jamais quittée, aux premières dynasties. Vivant dans un hutong encore épargné par l’engrenage touristique, dans le centre de Pékin, je constate également la permanence de ce passé à d’autres détails, qui donnent l’impression nostalgique de vivre dans René Leys, le roman de Victor Segalen dont l’action se déroule au moment de la chute de l’Empire, ou dans des romans de Lao She, le merveilleux portraitiste de ce qu’il est convenu d’appeler « le vieux Pékin » : vendeurs de bourre de coton, aiguiseurs, cris de charretier résonnant au détour d’une ruelle, pantalons fendus montrant les fesses des jeunes enfants, vieillards accrochés à de longues pipes d’étain, joueurs de majong attirant une petite foule de curieux, sans parler des cuisines de rue, d’où montent de fines colonnes de fumée, au-dessus des toits du quartier un peu tassé sur lui-même, car les maisons sont faites de brique, sans fondation profonde, et ne supporteraient pas d’étages – ce paysage urbain, en tant que tel, constitue une vision de la tradition.

Cependant, vivre à Pékin ou Shanghai finit par induire en erreur. Il faut aller dans les moyennes villes de province pour réaliser à quel point le passé est visiblement absent mais sans cesse invoqué. Ainsi, simple exemple, à Jiyuan, dans la province du Henan, non loin des grottes de Luoyang (deux heures de vol depuis Pékin) : un colloque sur le peintre Jing Hao était organisé au début du mois de décembre, attirant une cinquantaine de chercheurs venus de toute la Chine, ainsi que de Taiwan, de Corée, d’Allemagne, des États-Unis et de France. La municipalité de Jiyuan accueillait cette vénérable assemblée par trois pompes successives : interminable banquet, dans la grande « tradition » chinoise, en faisant boire à tout le monde des bouteilles d’alcool blanc qui, d’après le Secrétaire du Parti communiste de la ville, existe depuis l’époque de Jing Hao (xe siècle) ; longue série de discours face à une population alignée, sur une estrade tendue de rouge, dans la grande « tradition » communiste et populaire, malgré un froid glacial ; visite de la ville, y compris du musée. Et là, malgré tous les efforts déployés, les organisateurs furent bien en peine de montrer quoi que ce soit de visible aux professeurs invités, pour la simple raison que Jiyuan ressemble à n’importe quelle autre ville moyenne de province chinoise : successions de barres de béton, larges avenues, devantures aux couleurs criardes, centres commerciaux. Les organisateurs répétèrent à l’envie que Jiyuan était la capitale de la dynastie pré-impériale des Xia (les fameux cinq mille ans d’histoire furent servis), mais rien n’était là pour le prouver. Heureusement, après le colloque, les participants eurent droit à une visite du temple de Shaolin, dont l’histoire remonte à la dynastie des Tang, célèbre pour ses moines adeptes du Kungfu, tradition popularisée en Occident par le cinéma d’action hongkongais et, plus récemment, par le succès mondial d’un film chinois extrêmement significatif : Kungfu Panda, ainsi qu’à une visite des grands bouddhas de Longmen, dont la magnificence est incontestable, mais de l’ordre de l’exception, si l’on considère l’immensité de la Chine et la longue durée de son histoire : les monuments de cette beauté devraient être plus nombreux qu’ils ne le sont (un ou deux par province ou grande ville, au mieux).

Les Occidentaux invoquent régulièrement la Révolution culturelle pour expliquer cette absence de mémoire visuelle. S’il est vrai que de nombreuses œuvres d’art et d’artisanat ont été saccagées par l’enthousiasme destructeur des Gardes rouges, il faut cependant remarquer que la vindicte de ces derniers manqua rapidement de cibles : en effet, sauf un certain nombre de temples transformés en casernes ou en greniers, peu de monuments avaient survécus aux ravages du temps. Ce rapport au temps est décrit avec beauté par Segalen, dans une de ses plus célèbres stèles :

Ces barbares écartant le bois, et la brique et la terre, bâtissent dans le roc afin de bâtir éternel ! Ils vénèrent des tombeaux dont la gloire est d’exister encore : des ponts renommés d’être vieux et des temples de pierre trop dure dont pas une assise ne joue. Ils vantent que leur ciment durcit avec les soleils ; les lunes meurent en polissant leurs dalles; rien ne disjoint la durée dont ils s’affublent, ces ignorants, ces barbares ! Vous ! fils de Han, dont la sagesse atteint dix mille années et dix mille milliers d’années, gardez-vous de cette méprise. Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges. La durée n’est point le sort du solide. L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels.
Si le temps ne s’attaque à l’œuvre, c’est l’ouvrier qu’il mord. Qu’on le rassasie : ces troncs pleins de sève, ces couleurs vivantes, ces ors que la pluie lave et que le soleil éteint. Fondez sur le sable. Mouillez copieusement votre argile. Montez les bois pour le sacrifice ; bientôt le sable cèdera, l’argile gonflera, le double toit criblera le sol de ses écailles : Toute l’offrande est agréée ! Or, si vous devez subir la pierre insolente et le bronze orgueilleux, que la pierre et le bronze subissent les contours du bois périssable et simulent son effort caduc. Point de révolte : honorons les âges dans leurs chutes successives et le temps dans sa voracité.5Aux dix mille années, dans Victor Segalen, Stèles, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1995, p. 52.

Le renouveau de la tradition

Le passé visible est donc en large partie annulé (ou servilement reconstitué pour servir l’industrie du tourisme), tandis que le passé lisible est sans cesse convoqué. Cela relève de l’importance que la culture chinoise prête à l’écrit et à toutes les formes écrites, qui dominent de très loin les autres expressions artistiques comme la peinture (encore que les grandes œuvres de la peinture classique ne se « peignaient » pas, si l’on se réfère aux traités d’esthétique d’époque, mais s’« écrivaient »), la musique (qui n’a eu longtemps de valeur que rituelle et morale) ou l’architecture (dont on respecte plus le principe d’ordonnancement que la réalisation concrète). Tout le monde se rappelle les images de la jeunesse chinoise, pendant la Révolution culturelle, en uniforme aux couleurs froides, brandissant avec enthousiasme le Petit livre rouge des citations de Mao Zedong. Mao qui lui-même ne négligeait pas de recourir aux stratagèmes classique du pouvoir et de son exercice, par exemple en traçant au pinceau des poèmes ou de vives calligraphies, d’un style ultra personnel et donc reconnaissable, comme ce devrait être le cas de la calligraphie des empereurs, notamment le titre du Journal du Peuple, que l’on peut encore acheter chaque jour, deux Yuan.

Cette convocation du passé lisible ne s’incarne nulle part ailleurs mieux que dans les guoxue, que l’on peut traduire par « études nationales » et qui consistent en une valorisation de la tradition chinoise, véhicule de valeurs, à des fins tout à la fois politiques, intellectuelles et scientifiques. Les guoxue sont l’étude des textes classiques, en premier lieu les canons confucéens, ainsi que celle de l’histoire impériale. Son représentant le plus important est Zhang Taiyan (1869-1936), intellectuel spécialiste de la culture classique, qui cherchait à discerner une « essence chinoise » à opposer à la menace d’occidentalisation de la Chine du début du xxe siècle. La chute de l’Empire est un traumatisme, même pour ceux qui ont œuvré au renouvellement politique. Plus tard, les intellectuels des années d’avant-Révolution communiste se sont emparés des guoxue afin de procéder à une critique du passé national, avec les instruments théoriques occidentaux, considérés comme modernes. La Chine communiste a orienté toute la réflexion sur le passé par le biais de l’analyse sociale et du schéma marxiste. Cependant, l’intérêt pour les guoxue, bien qu’interrompu par la Révolution culturelle, n’a pas pour autant disparu. Les Chinois ont toujours été très soucieux de valoriser leur passé et d’en extraire des codes de valeurs. La Chine d’après la Révolution culturelle a connu plusieurs « fièvres » successives, des engouements académiques et populaires : fièvre culturelle dans les années 80, fièvre du néoconfucianisme dans les années 90 et, depuis quelques années, fièvre des études nationales, des guoxue. Bien que ce discours sur les études nationales ait été produit par les sphères académiques (philologie, histoire, esthétique), il implique l’ensemble de la population : en effet, la tradition offre un refuge à une population chinoise en quête de nouvelles valeurs et d’une identité à redéfinir après plusieurs décennies de maoïsme. La télévision chinoise diffuse de nombreux programmes sur la tradition : des émissions documentaires, animées par des universitaires célèbres comme par exemple Yu Dan6Yu Dan, Le Bonheur selon Confucius, Belfond, 2009., des séries télévisées mettant en scène des personnages historiques ou fictifs des dynasties impériales, des dessins animés pour les enfants illustrant les Entretiens de Confucius et d’autres Classiques canoniques chinois. En peinture également, un retour à la tradition s’observe aujourd’hui, après la vague de l’art contemporain chinois hyper politisé des années 80 et 90. Un peintre comme Fan Zeng, qui est aujourd’hui le peintre le plus coté de Chine, est emblématique de ce retour à la tradition classique. À l’université, les départements d’« études nationales » se multiplient, depuis la création en 1984 de la première Académie de la culture chinoise, par Tang Yijie, puis par celle, en 1992, d’un Centre de recherche sur la culture traditionnelle chinoise à l’université de Pékin. Le Quotidien du peuple consacra deux pleines pages à la création de ce Centre de recherche, première fois depuis le mouvement de juin 1989 que le quotidien officiel publiait des informations sur cette université d’où une partie du mouvement pour la démocratie avait surgi.

La question qui se pose, dès lors, est la suivante : la tradition est-elle un repli intellectuel, pour supporter une modernité subie et des espoirs déçus ? Par le passé, le retour à la tradition était une des réactions classiques des lettrés chinois, dans les périodes de crise politique, sociale ou idéologique. Ainsi, sous la dynastie mongole des Yuan (1271-1368), les peintres-lettrés, par légitimisme et rejet d’un pouvoir exercé par des envahisseurs étrangers, se réfugièrent dans des citations du passé, et le recours à la tradition était en soi une stratégie de contestation politique7Une thèse, dirigée par Flora Blanchon, traite excellemment de ce sujet : Muriel Peytavin-Baget, « La pratique des peintres lettrés de la dynastie Yuan (1271-1368) : analyse technique des œuvres au regard de la tradition et de la critique », Paris IV-Sorbonne, 2006, premier prix de thèse de l’Association Française d’études chinoises en 2009..

Au sein de l’université chinoise, les « études nationales » sont, de l’aveu même de ceux qui y participent, abordées sous un angle sensible, et non strictement scientifique : « Si la sinologie est externe, le guoxue est introspectif. Si la sinologie est sans jugement de valeur, le guoxue est compatissant. Si la sinologie est calme ou impartiale, le guoxue est compassionnel. Si la sinologie est expérimentale ou anatomique, le guoxue est dévotionnel8Liu Dong, vice-doyen de l’Académie de Guoxue de l’Université Tsinghua, à Pékin, « Les études nationales (guoxue) : six perspectives et six définitions », article publié dans la revue Perspectives chinoises, n°2011/1, dossier consacré au guoxue (http://www.cefc.com.hk/perspectives.php)..

Liberté du classique

Bien que la Chine d’aujourd’hui soit en quête de valeurs et que la tradition soit convoquée pour contribuer à son essor économique et à son influence culturelle, tant par la rénovation à des fins touristiques de son patrimoine matériel que par une réactualisation dévotionnelle de son patrimoine immatériel, mieux vaut éviter l’amalgame général. En effet, le recours à la tradition permet également sa réappropriation. La parfaite connaissance du passé est la seule condition pour s’y sentir libre, et non servile. Plusieurs artistes de haut niveau, des écrivains, des collectionneurs, des universitaires savent ce qu’ils doivent à la tradition, mais savent aussi qu’il convient de rester soi-même, et de pleinement profiter de son époque. Le peintre Liu Dan, qui a récemment été exposé au musée Guimet lors d’une exposition consacrée à l’art des lettrés, né en 1953 et résidant actuellement à Pékin, œuvre ainsi en pleine liberté à l’égard de la tradition de la peinture chinoise : ses œuvres sont de grands « paysages » à l’encre, ou des portraits de pierre. Il peint au pinceau traditionnel, avec des encres fabriquées par les meilleurs artisans d’aujourd’hui. Cependant, sa peinture déborde de modernité, car Liu Dan a emprunté une nouvelle direction : il peint vers lui-même, et s’approprie à la fois la nature et la tradition qui le précède – le meilleur moyen d’être libre. De plus, conscient des grâces de notre époque ouverte par la mondialisation, il puise autant dans la tradition de sa propre culture que dans celle de l’Occident. N’est-ce pas ce que Rimbaud appelait de ses vœux, être absolument moderne ?

Quant à moi, j’existe par moi-même et pour moi-même. Les barbes et les sourcils des Anciens ne peuvent pas pousser sur ma figure, ni leurs entrailles s’installer dans mon ventre ; j’ai mes propres entrailles et ma barbe à moi. Et s’il arrive que mon œuvre se rencontre avec celle de tel autre maître, c’est lui qui me suit et non moi qui l’ai cherché. La Nature m’a tout donné ; alors, quand j’étudie les Anciens, pourquoi ne pourrais-je par les transformer ?9Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traduction et commentaire de Pierre Ryckmans, rééd. Plon, 2009.

Ceci a été écrit dans les premières années du xviiie siècle, en Chine, et c’est éclatant de modernité.

Notes

[1] Pierre Ryckmans, La Vie et l’œuvre de Su Renshan, rebelle, peintre, et fou, 1814-1849 ?, deux volumes, (traduction anglaise par Angharad Pimpaneau titrée The Life and Work of Su Renshan: Rebel, Painter, and Madman, 1814-1849?), Centre de publication de l’U.E.R. Extrême-Orient Asie du Sud-Est de l’Université de Paris, 1970.

[2] Flora Blanchon (dir.), Le Nouvel âge de Confucius, Paris, PUPS, 2007.

[3] Pierre Ryckmans, The Chinese Attitude towards the Past, The Australian National University, Canberra, 1986 ; le texte de cette conférence est repris dans Les Essais sur la Chine, L’humeur, l’honneur, l’horreur, p. 739-756.

[4] Devise de l’Exposition universelle de Shanghai, 2010.

[5] Aux dix mille années, dans Victor Segalen, Stèles, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1995, p. 52.

[6] Yu Dan, Le Bonheur selon Confucius, Belfond, 2009.

[7] Une thèse, dirigée par Flora Blanchon, traite excellemment de ce sujet : Muriel Peytavin-Baget, « La pratique des peintres lettrés de la dynastie Yuan (1271-1368) : analyse technique des œuvres au regard de la tradition et de la critique », Paris IV-Sorbonne, 2006, premier prix de thèse de l’Association Française d’études chinoises en 2009.

[8] Liu Dong, vice-doyen de l’Académie de Guoxue de l’Université Tsinghua, à Pékin, « Les études nationales (guoxue) : six perspectives et six définitions », article publié dans la revue Perspectives chinoises, n°2011/1, dossier consacré au guoxue (http://www.cefc.com.hk/perspectives.php).

[9] Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traduction et commentaire de Pierre Ryckmans, rééd. Plon, 2009.