Inde: la langue ne doit pas asservir,
mais affranchir

Nicolas Idier - 22 avril 2022

Alors que le Salon du livre de Paris qui se tient de ce vendredi jusqu’à dimanche au Grand Palais, place l’Inde à l’honneur cette année, un projet nationaliste initié par Narendra Modi vient mettre à l’épreuve ses écrivains.

«L’esprit humain est toujours en marche, ou si, l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui», affirmait Victor Hugo, qui savait que la langue s’inscrit au cœur de tout projet politique, pour la seule raison qu’une idée ne s’exprime pas de la même manière en fonction de la langue employée et qu’en politique, l’idée, c’est une action en gestation.
Cette question de la langue se pose aujourd’hui dans un pays mis à rude épreuve par la politique mais dont l’éloignement de la France permet de conserver une image colorée et folklorique, malgré les enjeux majeurs – y compris en termes de politique étrangère – qui s’y jouent : l’Inde.

Depuis son accession au pouvoir en 2014, le gouvernement de Narendra Modi s’est engagé dans un puissant mouvement d’«hindouisation» de l’Inde, avec l’objectif avoué de purifier l’identité indienne des influences multiples qui ont pourtant façonné ce qu’elle est, à commencer par les apports civilisationnels de l’islam mais également de l’histoire coloniale. La langue hindi est ainsi expurgée de sa composante ourdoue, comme un écho linguistique de la terrible partition de 1947 entre l’Inde et le Pakistan. Des rues, des quartiers, des villes entières sont rebaptisés – c’est ainsi que Gurgaon, ville nouvelle aux portes de New Delhi, symbole de l’Inde mondialisée avec ses gratte-ciel et ses entreprises dynamiques, est devenue Gurugram le 12 avril 2016, en écho au passé mythique de la Bhagavad- Gita (un des écrits fondamentaux de l’hindouisme). Quand la modernité puise ses racines dans un âge d’or, elle est synonyme de réécriture de l’histoire, avec comme corollaire une amnésie partielle de tout ce qui diverge du grand récit national.

Cette violence sémantique s’est parfois imposée à la survie des hommes : ainsi, de ces musulmans d’Ahmedabad, dans l’Etat du Gujarat où Narendra Modi a fait ses premières armes, qui adoptèrent des noms à consonance hindouiste aux lendemains des pogroms de 2002 pour protéger leurs commerces et leurs familles. La romancière Arundhati Roy, originaire du Kerala et grande défenseuse de la diversité linguistique, est souvent revenue sur la politique des langues. En 2018, lors de la prestigieuse conférence «Sebald» de la British Library, elle racontait l’attaque dont elle avait été victime, lors de la publication de son premier roman, le Dieu des petits riens, écrit en anglais : «Un écrivain digne de ce nom n’a-t-il jamais été capable d’écrire un chef-d’œuvre dans une langue étrangère ?» Elle avait répondu, «Nabokov» – lequel, en plus d’être passé du russe à l’anglais pour son œuvre littéraire, parlait couramment le français –, mais complétait en 2018 : «La bonne réponse aurait bien sûr été les algorithmes.» En effet, quand le risque de perte de contrôle technologique lié à l’intelligence artificielle interroge frontalement cette vieille habitude des humains de s’exprimer dans leur langue, ou celle d’un autre, il peut paraître bien naïf de s’interroger sur la politique des langues.

La langue est un bien commun

Et pourtant, alors que le salon du livre de Paris sous sa nouvelle forme met l’Inde à l’honneur, la politique des langues se rappelle à nous tous comme un enjeu majeur – celui qui conditionne l’ensemble de l’édifice culturel et social. Malgré l’absence de grandes voix opposées à la politique de Modi – on pense bien sûr à Arundhati Roy, mais aussi aux auteurs de la «Grande Inde» comme Salman Rushdie et le prix Nobel d’économie Amartya Sen, ou encore les jeunes et talentueux philosophes Shaj Mohan et Divya Dwivedi –, les auteurs indiens invités permettront à nos concitoyens de mieux saisir les risques auxquels le nationalisme expose les langues même les plus brillamment littéraires.

Paradoxalement, en faisant de la langue le véhicule d’une affirmation communautaire, l’Inde nationaliste met en péril cette vérité universelle : la langue est un bien commun, le premier sans doute qui conforte la cohésion d’une société et contribue à l’unité d’un pays. Dès son article 2, et sitôt après avoir affirmé l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion, notre Constitution le rappelle : «La langue de la République est le français.» Il revient à l’Etat de garantir à tous les citoyens le droit comme l’accès à la langue, et à chacun de nous la responsabilité de la faire vivre et de la partager avec les autres. La langue est un espace de partage, et non pas un outil d’exclusion. La langue ne doit pas asservir, mais affranchir. Elle est ce lien vivant et quotidien qui permet de panser les fractures de toute société.

Ce que j’ai vu en Inde et dont témoigne la diversité des auteurs en langues régionales invités au festival du livre de Paris, c’est une capacité d’innovation et de résilience décuplée par la maîtrise de plusieurs langues, ce que nous devrions résolument offrir non seulement à tous nos enfants à l’école mais aussi à l’ensemble des citoyens français et de ceux qui rejoignent notre pays. Parmi eux, les futurs Nabokov. C’est par cette capacité à parler plusieurs langues que la France retrouvera l’élan nécessaire à se projeter vers l’avenir, et non pas à se recroqueviller dans le passé rêvé que les apôtres du monologue intérieur appellent «la tradition».

Une grande langue n’est pas une posture, elle est une ouverture

La régularité de l’exposition aux langues vivantes – non seulement la langue française mais les langues régionales et les langues venues d’ailleurs, parlées à la maison et enseignées à l’école – apporte une richesse, à condition de refuser l’enfermement communautaire et cette triste équation entre langue et ethnicité. Une langue est une manière de dépasser les frontières invisibles qui menacent à la fois les pays et les esprits. Elle doit s’ouvrir à la diversité linguistique, que ce soit pour créer, pour commercer, pour dialoguer, pour débattre. Une grande langue n’est pas une posture, elle est une ouverture. Comme le dit si bien l’académicienne Barbara Cassin, «une langue pure, ça pue». La notion de «pureté» linguistique contredit la nature même de toute langue, qui est d’être vécue et grandie par la vie, par l’histoire, par les arts.

S’opposer à la dimension chorale des langues revient à nier le pluralisme inscrit au cœur de toute démocratie. Espérons que «la plus grande démocratie du monde» incarnera encore longtemps cette diversité linguistique qui a fait sa richesse, malgré les thuriféraires de l’identitarisme qui veulent la régenter.

Pendant les trois jours du festival du livre de Paris, accordons notre oreille à l’inquiétude légitime des écrivains indiens violentés par un projet nationaliste au front bas et aux frontières épaisses. «Les poètes seuls parlent une langue suffisante pour l’avenir» écrivait encore Hugo. Et, alors que la littérature indienne arrive dans une France mise face à face avec un choix lourd de conséquences pour son propre avenir, rappelons-nous que le meilleur antidote contre le repli identitaire est l’hospitalité linguistique, ferment de vitalité démocratique et d’ouverture au monde.